1915, le blocus naval allié et les tribulations du Bergensfjord

Bonjour à toutes et tous,

voici un document qui illustre les affres de la transmission des correspondances des Empires centraux vers les pays neutres extra-européens pendant la Première guerre mondiale, il s'agit d'une lettre postée à Vienne le 13 décembre 1915 et adressée à Cleveland aux USA.





L'AFFRANCHISSEMENT 

il s'agit de la série complète émise par les postes autrichiennes au bénéfice des veuves et orphelins de guerre en 1915. La valeur d'affranchissement s'élève à 78 heller, l'acheteur payant pour chacun d'eux une surtaxe mentionnée en bas au centre de la figurine (entre 1 et 3 heller). Vu le prix, l'expéditeur a pensé pouvoir réclamer la recommandation et le service Express. Le guichetier ne lui a concédé que le premier service, avec apposition de la vignette idoine, mais pas le second : en effet la lettre aurait dû être affranchie différemment : 25 h. (lettre pour l'étranger) + 25 h. (recommandée) + 30 h. (express) = 80 heller.
Il s'agit donc d'un affranchissement philatélique, mais chaque valeur correspond précisément à un tarif intérieur usuel et la série a eu vocation a être VRAIMENT utilisée au quotidien. Je ne développe pas davantage cet aspect, c'est le thème d'un mien article à paraître cet hiver.

Ce que je voudrais présenter ici, c'est le parcours et ses aléas.


L'ACHEMINEMENT

Pour l'établir avec précision, il faut disposer de la date d'arrivée : le cachet états-unien n'est pas toujours frappé à cette époque. Ici, comme la lettre est recommandée, on trouve le transit à NY et l'arrivée à Cleveland : sot le 2 et le 4 janvier 1916.



Depuis le début des hostilités, puis avec l'entrée en guerre de l'Italie à leurs côtés, le Royaume Uni et la France disposent d'une incontestable supériorité maritime. Ainsi se met en place un blocus naval de la mer du Nord et de l'Adriatique : aucun bâtiment de surface (de guerre ou de commerce) allemand et austro-hongrois ne peut quitter ces mers. Pour la Triple Entente, il s'agit d'asphyxier économiquement les Empires centraux en les coupant de leurs approvisionnements extra-européens.

L'acheminement du courrier vers les USA est dans ce contexte tributaire de l'intermédiaire des Etats neutres : certaines lignes transportent le courrier des pays de la Triple entente, d'autres le courrier de la Triple alliance. Illustration avec cette annonce parue le 31 décembre 1915 dans le quotidien new-yorkais The Sun : 



(la suite ci-dessous dans quelques instants)

Ma missive a été acheminée par le paquebot BERGENSFJORD de la ligne norvégienne Bergen - New York assurée par la Norwegian Amerila Line. Son sister-ship, en service lui aussi depuis 1913, était le Kristianiafjord. On voit le bâtiment ici sur l'affiche de la compagnie et le photographie :





Le Bergensfjord avait quitté Bergen le 24 décembre 1915 et son arrivée le 2 janvier fit la une du Sun en raison d'un passager de marque revenant d'Europe : Henry Ford, parti rencontrer, en vain, des responsables politique s et économiques européens pour dénoncer la guerre et ses conséquences néfastes :


(ici début de l'article de l'édition du Sun du 3 janvier).

(...)

On apprend dans le NY Tribune du 3 janvier que le Bergensfjord a été arraisonné peu après son départ par un navire de guerre anglais et qu'un ressortissant allemand (en âge de servir militairement) y a été arrêté et transbordé :



Anglais et Français se sont en effet attribué un droit de visite sur les navires de commerce des nations neutres : l'objectif est de saisir les produits et matières premières qui seraient destinés à des entreprises allemandes ou austro-hongroises, souvent par l'intermédiaire d'un correspondant ou représentant dans le pays neutre de transit...

Le Bergensfjord avait déjà, dans les mois précédents, fait l'objet d'interception et de contrôles et confirmé aux franco-britanniques cette fonction d'intermédiaire entre USA et pays ennemis :


(extrait de l'ouvrage de Steve R. Dunn, Blockade, Cruiser Warfare and the Starvation of Germany in WW1)

 Comment dès lors considérer le courrier ? 

(...)

Je renvoie à l'ouvrage de Jérome Bourguignat (Le contrôle postal et télégraphique français pendant la 1°GM) : il aborde pages 70 à 77 la question du contrôle en mer. Pour être concis : la convention XI de La Haye de 1909 reconnait le droit au libre acheminement des correspondances des navires neutres.

France et Angleterre veulent bien reconnaître ce droit, mais considèrent le contrôle des navires neutres comme crucial dans le cadre de la guerre. Si les correspondances civiles et "innocentes" ne sont en principe pas saisies, à terme, elles font l'objet d'interception aux fins d'examen, de recopie et de retardement de l'acheminement si nécessaire. Cela provoque bien sûr de vives protestations de la part des Etats neutres.

Les colis postaux étant quant à eux utilisés pour envoyer clandestinement des produits et des matières premières, ils sont considérés par Londres et Paris commis vecteurs potentiels de contrebande et, à ce titre, confisqués.

EPILOGUE

La Une de la presse  américaine des 2 et 3 janvier  1916 est aussi consacrée à un événement bien plus dramatique, le torpillage du paquebot anglais Persia en Méditerranée, avec plusieurs centaines de victimes :



Ne pouvant utiliser leurs bâtiments de guerre de surface, Autrichiens et surtout Allemands ont déclenché la guerre sous-marine. Ainsi le Sun du 2 janvier 1916 récapitule-t-il les principaux naufrages (torpilles, ou encore mines) advenus à des navires neutres ou anglais ou français. Sans surprise, on retrouve dans la liste le Lusitania :



L'émotion suscitée internationalement par ces pratiques amènera à une suspension de la guerre sous-marine... jusqu'à sa reprise début 1917 ("guerre sous-marine à outrance" décrétée par Guillaume II)

On connaît l'épilogue, c'est une des causes de l'entrée en guerre des USA aux côtés de Londres et Paris.


Laurent 

Si l'article papier ne pourra pas comporter tous les docs reproduits ici (il porte sur les émissions autrichiennes "veuves et orphelins de guerre" de 1914 et 1915), j'y ferai figurer par contre une carte :


Etoiles rouges : le blocus naval
Etoile orange : l'interception du Bergensfjord
On comprend que le trajet terrestre à travers pays allié et neutres n'a pas posé problème.

THE END

Très beau courrier, il me plait bien, compliments.

bonjour à tous et Laurent
bravo pour cette page d'histoire copieusement illustrée
pescator

Tout à fait passionnant. Merci.
François

Pense à prévenir quand l'article papier sortira

Bonsoir,

merci à tous les quatre pour vos commentaires !

L.