C’est un type qui, à la suite d’une grande déception amoureuse, décide de finir sa vie dans les ordres. Après quelques années d’études théologiques, il choisit un monastère perdu dans la montagne où les moines font tous vœux de silence. Ils ont cependant droit à deux mots devant l’Evêque de Pignouli-les-Fougères qui vient les visiter tous les 10 ans.
Les dix premières années passent. Il apprend la méditation auprès d’un vieux moine bénédictin La vie est rythmée par les prières, la lecture et le potager.
Arrive enfin le jour de la première rencontre avec l’Evêque. Notre moine monte donc les grands escaliers qui mènent à l’unique pièce du dernier étage. Il pousse la lourde porte et s’avance vers l’Evêque qui l’attend debout derrière un immense bureau en chêne massif. L’Evêque le regarde d’un air interrogatif et le moine lui dit :
_ »Lits durs. » Et il s’en va.
La vie continue au monastère. Il entreprend une thèse sur l’anthropologie, la morale et la pensée politique chez Saint Thomas D’Aquin. Il passe de plus en plus de temps dans la bibliothèque où il compulse des étagères entières de livres rares et précieux. Au printemps, il aide à la restauration de la toiture.
20 ans qu’il vit ici et voici la deuxième rencontre avec l’Evêque de Pignouli –les-Fougères. Il a un peu plus de mal à monter les étages de la vieille bâtisse. Les rhumatismes dus aux longues heures de prière à genoux commencent à se faire sentir. Arrivé en haut, il reprend son souffle et s’avance vers l’Evêque. Il s’arrête devant le grand bureau et dit :
_ »Viande froide » Et il s’en va.
Les années passent. Il vieilli et cette vie d’ascète ne ménage pas son corps de vieillard. C’est désormais avec une canne qu’il se rend à la cueillette des cerises et il ne peut plus atteindre depuis bien longtemps les étagères du haut de la bibliothèque. Parfois, on le voit airer dans les couloires comme s’il ne retrouvait plus sa cellule.
La trentième année, enfin. Il met une heure et demie pour monter péniblement l’escalier vers sa troisième rencontre avec L’Evêque. Il se traine en boitant vers le bureau en chêne, pose sa main calleuse dessus et dit :
_ »Je pars ! »
Et là, l’Evêque excédé lui répond :
_ »Ah bin ça je m’en doutais ! Vous n’arrêtez pas de vous plaindre depuis que vous êtes arrivé ! »