Bonjour à toutes et tous,
je partage les interrogations de Candide.
Dans l'attente de voir quelques pièces postales, voici une chronique publiée il y a quelques jours par Le Monde, très intéressante et instructive sur ce sombre épisode. Notamment sur les restrictions d'information et de communication relatives à cette pandémie.
Laurent.
Chronique. Comme lors de chacune des épidémies de grippe, les commentateurs de l’épidémie de Covid-19 font référence, avec inquiétude, à l’épidémie de grippe espagnole, qui, en 1918-1919, tua plus de 50 millions de personnes dans le monde. Longtemps négligée par les médecins et par les historiens, elle n’est étudiée en détail que depuis une trentaine d’années.
Reconstituer l’épidémie n’est pas chose aisée, car si le virus responsable a été récemment identifié sur des cadavres congelés dans le permafrost, il n’est pas possible de trouver la date précise de la mutation qui est à son origine.
Partie de Boston en septembre 1918, l’épidémie fait le tour de la planète en quatre mois et s’achève en décembre, avant une brève résurgence à l’été 1919. Sa morbidité (la proportion de la population infectée) est exceptionnelle, dépassant couramment 20 % de la population, avec des records à 80 %.
Elle n’affecte pas comme souvent les enfants en bas âge et les vieillards principalement, mais aussi les jeunes adultes de 25 à 35 ans. Sa létalité (la proportion de décès parmi les malades) ayant la même distribution par groupe d’âges, la mortalité spécifique due à la maladie dépasse souvent 3 % dans les groupes les plus touchés.
S’ils avaient été connus du public, de tels taux auraient pu créer la panique et perturber les dernières campagnes militaires de la Grande Guerre. Mais le nombre de morts est systématiquement masqué par la censure (sauf en Espagne, neutre, d’où le nom attribué au mal qui n’en est pourtant nullement originaire).
On devine l’effet moral ambigu qu’aurait produit l’annonce que les tant attendues troupes américaines répandaient une maladie qui a fait en France 400 000 morts civiles et affaibli le front de 100 000 soldats alliés dans les deux derniers mois de la guerre. Le transfert de l’épidémie vers le reste du monde à partir de l’Europe pouvait aussi affecter dans les colonies la réputation des Européens censés y apporter une médecine moderne. Pas ou mal recensés à l’époque, les morts sont estimés à six millions en Inde comme en Chine, et nul ne sait combien d’Africains en sont décédés. On sait seulement que la surmortalité est d’autant plus élevée que la population est pauvre…
La censure accroît l’incertitude sur les origines de la maladie et interdit la circulation des connaissances comme des expériences thérapeutiques. La grippe est d’abord attribuée à un bacille identifié en 1892 par le savant allemand Pfeiffer. Les chercheurs de l’Institut Pasteur Charles Nicolle, Charles Lebailly et René Dujarric de la Rivière proposent l’hypothèse virale dès 1918, mais l’isolement du virus tarde jusqu’aux années 1930.
L’incertitude sur le traitement est aussi grande. Les médecins emploient tous les remèdes à leur portée, des bains froids ou des laxatifs aux aspirine, quinine, iodine et vaccins efficaces contre d’autres maladies. Des mesures de santé publiques sont prises en désordre : fumigations, désinfections, fermeture de lieux publics, distribution de savon, ramassage d’ordures.
Toutes ces mesures sont considérées comme efficaces au niveau individuel, dès lors que la plupart des malades se remettent. L’armée, notamment, qui se targue d’avoir vaincu la typhoïde, la dysenterie et le typhus, ne veut pas que ces succès soient ternis par cette nouvelle maladie, dont elle pense venir à bout à coups de désinfectant, de nourriture et d’eau saines, voire de couvertures ! Au lendemain de la guerre, les responsables politiques prennent conscience du désastre et, sans trop ébruiter son étendue, cherchent à créer, avec l’Organisation d’hygiène de la Société des nations (ancêtre de l’Organisation mondiale de la santé), le moyen de surveillance, d’information et de coordination internationale qui avait fait cruellement défaut.
Puissent les responsables politiques se souvenir de ces leçons : la pauvreté est la première cause de mort des victimes des pandémies ; l’observation organisée, l’information libre et la coordination des interventions publiques sont leurs premières protections.
Pierre-Cyrille Hautcoeur(Directeur d'études à l'EHESS, Ecole d'économie de Paris)